Commentaire de Benjamin Joinau
Un « je me souviens » vidéo : quinze ans de souvenirs filmés de Séoul
Le dispositif est simple en apparence pour ce documentaire profond : la réalisatrice revient régulièrement à Séoul, qu’elle a quittée, pour voir sa famille, et à chaque retour, elle tourne des vidéos de ses promenades et rencontres, comme on tiendrait un journal intime. De cette masse d’images anodines et accidentelles, elle tire un montage vidéo à partir duquel elle tisse un commentaire inspiré sur la ville, le statut de la représentation et de l’art, le souvenir, l’identité, le rapport au père… Le film commence par le dos de son père filmé dans la voiture de ce dernier alors que la famille se rend sur la tombe du grand-père. Puis sur la place de la mairie, l’auteure cherche à retrouver un mot anglais signifiant « souvenir », mais qui ne serait pas constitué du préfixe « re- ». Sa quête commence, mêlant images anciennes et récentes autour de la mémoire. Elle nous emmène de Seongbuk-dong, au palais Changgyeong, du marché de Dongdaemun à l’effondrement du grand magasin Sampung, de l’anniversaire de Bouddha à Jogyesa au cimetière national et à la révolution d’avril 1960, de la prison de Seodaemun à Itaewon, de Gwanghwamun à la tour de Séoul, pour finalement arriver au mot cherché : « anamnèse ». La scène finale montre son père qui va chez un vieux coiffeur de quartier : l’auteure filme enfin le visage de son père.
Ce « film-essai » est fascinant, plus par le texte du récit, d’une rare intelligence, que par la qualité des images, filmées par différentes caméras sur une longue période de temps. Le spectateur est vite charmé par la diction douce et monotone de l’auteure, fasciné par cette promenade visuelle et temporelle dans Séoul, montée comme une enquête philosophique. Un des tours de force de cet essai, c’est de mêler avec beaucoup de virtuosité la ville et le personnel dans une réflexion qui dépasse l’urbain et cherche à capter l’essence de la représentation et de l’espace.
La ville nous articule avec ce qui n’est pas nous
Le film est encadré par la question du père. Filmé de dos, dans le rétroviseur, au tout début, on n’en voit pas bien le visage. À la fin, la réalisatrice l’emmène chez un vieux coiffeur qui affirme qu’on n’est jamais arrivé à capter par l’image l’art de la coiffure parfaite. Son père fait le cobaye pendant que sa fille filme. En réalité, on voit peu de changement sur la chevelure du père, mais le coiffeur continue cependant vers son rêve de perfection. On pourrait y voir une métaphore du travail patient et discret du cinéaste du réel. La réalisatrice se souvient alors de l’image de son père au début : le pouvoir de la photo et de la vidéo, symbolisé par le dispositif du rétroviseur, c’est celui de l’anamnèse, la capacité de rendre présents les souvenirs des choses passées. Rappelons qu’anamnèse, c’est aussi le terme utilisé pour désigner le passé clinique d’un patient : c’est la liste de ses souffrances – ce que précisément fait la réalisatrice en évoquant les grandes blessures de la Corée contemporaine à travers les lieux de Séoul. Cette dernière séquence est une manière de clore la quête qui avait commencé autour d’un mot, le mot du souvenir ironiquement oublié : allusion indirecte à l’oubli de l’oubli, cette perte de mémoire qui travaille la société coréenne contemporaine ? Mais c’est aussi une manière de souligner un des thèmes souterrains de ce documentaire : la question du père. À travers la réflexion sur la tradition, l’identité, la quête du nom, l’auteure articule la paternité à la modernité, et pose indirectement la question suivante : comment être les enfants, c’est-à-dire les héritiers de nos parents dans ce contexte postmoderne ? Ici, Séoul, la ville, est plus qu’un décor ou un prétexte à cette réflexion. Elle est le symbole même du travail de l’anamnèse : la ville, en effet, est ce qui articule la mémoire individuelle et collective, les générations, les temps et les histoires, les différentes formes d’identités, les lieux et les noms, le présent et le passé.
Ville et récit
À travers cette errance vidéo métaphysique, c’est aussi la question de la présence physique et de l’espace qui est abordée. La ville, à travers ses métamorphoses, est toujours présente, ressuscitée à elle-même, alors que nous mourons. Dans une des séquences du début, la cinéaste, perdue dans un quartier de son enfance qui a tellement changé qu’elle ne reconnaît rien, se pose la question de l’« ici », de l’être du lieu. Son enquête y donne une forme de réponse : un film d’art et d’essai, comme une ville, une photo et toutes les formes de représentations qui ont un support physique, relient la présence du présent avec le fantasme du passé, la réalité et le désir, nous et les autres. Car les villes, comme les films et les photos, nous articulent à ce qui n’est pas nous, nous complètent, nous font nous rencontrer dans nos solitudes… La réponse de la réalisatrice à cette problématique du fragment qui est celle de notre hyper-modernité (fragmentation du souvenir, de l’histoire, des grands discours, des identités, de l’image du père…) est donnée par ce film qui prend la ville, ou plus exactement la promenade dans la ville durant plusieurs années, comme métaphore du récit : ce qui suture la fragmentation essentielle, et qui assure nos identités mises à mal, c’est la dimension dialogique et diachronique du récit, le fait que ce dernier tisse des temporalités (évocation du passé, projection dans le futur, etc.) et se déploie lui-même dans le temps. Ce qui correspond dans ce documentaire à la relation diachronique aux espaces de la ville à travers le jeu du souvenir mis en discours par l’auteure. Pour Gina Kim, Faces of Seoul est ainsi un jeu d’anamnèses à la fois collectif et très personnel, une sorte de thérapie par l’art. Séoul pour une fois n’y est pas un simple arrière-plan interchangeable, c’est un acteur de ce processus.
Benjamin Joinau
Le dispositif est simple en apparence pour ce documentaire profond : la réalisatrice revient régulièrement à Séoul, qu’elle a quittée, pour voir sa famille, et à chaque retour, elle tourne des vidéos de ses promenades et rencontres, comme on tiendrait un journal intime. De cette masse d’images anodines et accidentelles, elle tire un montage vidéo à partir duquel elle tisse un commentaire inspiré sur la ville, le statut de la représentation et de l’art, le souvenir, l’identité, le rapport au père… Le film commence par le dos de son père filmé dans la voiture de ce dernier alors que la famille se rend sur la tombe du grand-père. Puis sur la place de la mairie, l’auteure cherche à retrouver un mot anglais signifiant « souvenir », mais qui ne serait pas constitué du préfixe « re- ». Sa quête commence, mêlant images anciennes et récentes autour de la mémoire. Elle nous emmène de Seongbuk-dong, au palais Changgyeong, du marché de Dongdaemun à l’effondrement du grand magasin Sampung, de l’anniversaire de Bouddha à Jogyesa au cimetière national et à la révolution d’avril 1960, de la prison de Seodaemun à Itaewon, de Gwanghwamun à la tour de Séoul, pour finalement arriver au mot cherché : « anamnèse ». La scène finale montre son père qui va chez un vieux coiffeur de quartier : l’auteure filme enfin le visage de son père.
Ce « film-essai » est fascinant, plus par le texte du récit, d’une rare intelligence, que par la qualité des images, filmées par différentes caméras sur une longue période de temps. Le spectateur est vite charmé par la diction douce et monotone de l’auteure, fasciné par cette promenade visuelle et temporelle dans Séoul, montée comme une enquête philosophique. Un des tours de force de cet essai, c’est de mêler avec beaucoup de virtuosité la ville et le personnel dans une réflexion qui dépasse l’urbain et cherche à capter l’essence de la représentation et de l’espace.
La ville nous articule avec ce qui n’est pas nous
Le film est encadré par la question du père. Filmé de dos, dans le rétroviseur, au tout début, on n’en voit pas bien le visage. À la fin, la réalisatrice l’emmène chez un vieux coiffeur qui affirme qu’on n’est jamais arrivé à capter par l’image l’art de la coiffure parfaite. Son père fait le cobaye pendant que sa fille filme. En réalité, on voit peu de changement sur la chevelure du père, mais le coiffeur continue cependant vers son rêve de perfection. On pourrait y voir une métaphore du travail patient et discret du cinéaste du réel. La réalisatrice se souvient alors de l’image de son père au début : le pouvoir de la photo et de la vidéo, symbolisé par le dispositif du rétroviseur, c’est celui de l’anamnèse, la capacité de rendre présents les souvenirs des choses passées. Rappelons qu’anamnèse, c’est aussi le terme utilisé pour désigner le passé clinique d’un patient : c’est la liste de ses souffrances – ce que précisément fait la réalisatrice en évoquant les grandes blessures de la Corée contemporaine à travers les lieux de Séoul. Cette dernière séquence est une manière de clore la quête qui avait commencé autour d’un mot, le mot du souvenir ironiquement oublié : allusion indirecte à l’oubli de l’oubli, cette perte de mémoire qui travaille la société coréenne contemporaine ? Mais c’est aussi une manière de souligner un des thèmes souterrains de ce documentaire : la question du père. À travers la réflexion sur la tradition, l’identité, la quête du nom, l’auteure articule la paternité à la modernité, et pose indirectement la question suivante : comment être les enfants, c’est-à-dire les héritiers de nos parents dans ce contexte postmoderne ? Ici, Séoul, la ville, est plus qu’un décor ou un prétexte à cette réflexion. Elle est le symbole même du travail de l’anamnèse : la ville, en effet, est ce qui articule la mémoire individuelle et collective, les générations, les temps et les histoires, les différentes formes d’identités, les lieux et les noms, le présent et le passé.
Ville et récit
À travers cette errance vidéo métaphysique, c’est aussi la question de la présence physique et de l’espace qui est abordée. La ville, à travers ses métamorphoses, est toujours présente, ressuscitée à elle-même, alors que nous mourons. Dans une des séquences du début, la cinéaste, perdue dans un quartier de son enfance qui a tellement changé qu’elle ne reconnaît rien, se pose la question de l’« ici », de l’être du lieu. Son enquête y donne une forme de réponse : un film d’art et d’essai, comme une ville, une photo et toutes les formes de représentations qui ont un support physique, relient la présence du présent avec le fantasme du passé, la réalité et le désir, nous et les autres. Car les villes, comme les films et les photos, nous articulent à ce qui n’est pas nous, nous complètent, nous font nous rencontrer dans nos solitudes… La réponse de la réalisatrice à cette problématique du fragment qui est celle de notre hyper-modernité (fragmentation du souvenir, de l’histoire, des grands discours, des identités, de l’image du père…) est donnée par ce film qui prend la ville, ou plus exactement la promenade dans la ville durant plusieurs années, comme métaphore du récit : ce qui suture la fragmentation essentielle, et qui assure nos identités mises à mal, c’est la dimension dialogique et diachronique du récit, le fait que ce dernier tisse des temporalités (évocation du passé, projection dans le futur, etc.) et se déploie lui-même dans le temps. Ce qui correspond dans ce documentaire à la relation diachronique aux espaces de la ville à travers le jeu du souvenir mis en discours par l’auteure. Pour Gina Kim, Faces of Seoul est ainsi un jeu d’anamnèses à la fois collectif et très personnel, une sorte de thérapie par l’art. Séoul pour une fois n’y est pas un simple arrière-plan interchangeable, c’est un acteur de ce processus.
Benjamin Joinau